Ma justice va craquer
À l'occasion de la rentrée judiciaire 2016, procureurs et présidents de tribunaux dénoncent le manque de moyen de la justice. Grosse fatigue à Angers, à Bobigny les délais explosent.
Il y a de petites choses qui en disent long.
À Angers, la juge d'instruction Agnès Joly (membre de l'Union syndicale des magistrats) n'a plus de "Marianne" sur son bureau :
"C'est le tampon représentant le symbole de la République, qui permet de valider les actes du juge d'instruction. La mienne était usée, on a tenté de la réparer, on m'a expliqué qu'il y avait un problème de budget... toujours est-il que depuis déjà plus de deux mois je suis bien privée de ma Marianne !".
Et ne venez pas parler au procureur de la douceur angevine. La délinquance augmente dans son ressort, alors que les moyens baissent. Yves Gambert n'est donc pas étonné du manque de candidats pour travailler dans les équipes des procureurs :
"Si c'est une désaffection nationale, c'est que nécessairement il y a une souffrance derrière, c'est pas parce que le métier n'est plus intéressant brutalement! Il y a un moment où l'on n'arrive plus à faire face à l'ensemble des tâches correctement. Alors les collègues ont peur de l'erreur, ils sont en surtension. Une enquête ça se réussit ou ça se rate au départ". Chez moi les magistrats sont de permanence 24 H /24. Nous n'avons pas de temps de récupération, les gens qui sont réveillés deux ou trois fois viennent travailler le lendemain. On voit que les organismes craquent et on a des arrêts maladie qui se multiplient."
Isabelle Jubineau est vice-procureur chargée des mineurs à Angers (membre de l'USM), elle a dix ans d'expérience au parquet et oui, elle s'en excuse presque, cet automne elle a eu un arrêt maladie :
"Je n'y suis pas du tout habituée, et je n'ai pas du tout envie de jouer avec ça! C'est vraiment parce que mon corps a lâché, à un moment donné on a beau vouloir on n'y arrive plus. C'est plusieurs dizaines d'appels par jour, du vol à l'étalage au dossier compliqué, de moeurs... C'est vrai que les enchaînements des semaines de permanence, qui parfois se concluent par un week-end de permanence, c'est parfois extrêmement usant."
Par manque de magistrats, le tribunal de grande instance d'Angers a supprimé au 1er janvier une partie de ses audiences, ce qui va allonger les délais de jugement (de quatre mois jusqu'ici, en moyenne, ce qui est rapide). Mêmes causes, mêmes effets en Seine-Saint-Denis, mais là, le palais de justice de Bobigny ressemble à un paquebot bleu qui prend l'eau de toutes parts. Il ne faut pas être pressé de divorcer, par exemple, explique l'avocate Nathalie Barbier :
"Que ce soit une pension alimentaire qui n'est pas payée, une victime qui n'est pas indemnisée, ici ce sont des mois voire maintenant des années d'attente."
Le bâtonnier de Seine-Saint-Denis, Me Stéphane Campana, a envoyé une lettre ouverte à Christiane Taubira, la ministre de la justice, pour l'alerter sur la situation des affaires familiales. Les avocats envisagent d'assigner l'Etat pour déni de justice.
À Bobigny, c'est parmi les juges du siège qu'il manque le plus de postes. Agnès Herzog est juge de l'application des peines (membre du Syndicat de la magistrature), elle doit suivre les condamnés qui bénéficient d'un amènagement de peine ou les détenus qui demandent une libération conditionnelle :
"C'est une justice expéditive, on gère des stocks, on gère des flux, on gère des piles. Si nous, on n'est pas bons, notre lutte contre la récidive n'est pas efficace."
Au TGI de Bobigny, on voit des dossiers qui s'empilent du sol au plafond, les dossiers ne sont pas encore numérisés. Comme presque partout, les magistrats aimeraient avoir des téléphones qui fonctionnent. Malgré tout, la procureure veut positiver. Pour Fabienne Klein-Donati, la pénurie de moyens incite à innover :
"On essaye de traiter plus vite et plus simplement ce qui n'est pas très complexe, pour libérer du temps pour les procédures qui sont plus complexes."
Établir des priorités, c'est ce que font aujourd'hui tous les procureurs. A Angers, Yves Gambert va laisser tomber certaines tâches administratives et les audiences du tribunal de commerce. Des magistrats vous disent que certains dossiers ne sont parfois plus traités du tout, dans la petite et moyenne délinquance financière par exemple.
Au ministère de la Justice on explique que depuis 2012 les recrutements ont plus que doublé (382 l'année dernière, plus de 500 attendus cette année) mais on reconnait qu'on est loin d'avoir comblé le déficit dû aux départs en retraite
Le coût de la justice en France représente en moyenne 61 euros par habitant et par an, moitié moins que la moyenne européenne, 121 euros.